Armand Mamy RAHAGA

Armand
Mamy-Rahaga, né à Madagascar, préparait son doctorat de lettres modernes quand
la décision de se détacher de la critique littéraire et de l’enseignement
s’imposa à lui comme un couperet tombe. La critique littéraire dégageait un
relent d’impuissance et il ne se voyait pas enseigner l’émotion poétique. Une
seule issue s’imposait à l’évidence : vivre pour qu’un jour écrire soit
possible. C’est ainsi qu’il décida d’abandonner les bancs de la faculté et de
plonger dans la vie comme on plonge une ligne dans la mer.

 

Un
grave accident de la route survint alors, comme pour ratifier cette décision
improbable. Sur le lit d’hôpital, l’écriture affleura pour sonder aussitôt la
bonne santé revenue, laissant des mots épars comme les bouts de bois flottés de
quelque naufrage. Aujourd’hui, elle refait surface à partir de ces restes.
Sombre, ondulante et impérieuse, elle exige le grand jour.

 

Cette
écriture fait écho au chant caverneux des baleines. Enigmatique et
prémonitoire, elle parle en ondulant comme les viscères de la bête sacrifiée
par le sorcier. Commencée il y a trente ans et finie en 2006, « Une vie
métisse » conte, hors du cours du temps, le destin du fils de l’auteur,
tragiquement décédé à 18 ans le 19 Février 2007. Intemporelle, elle accompagne
le lecteur à la source de l’éternel féminin ; terrible, vivante et drapée
d’espérance.

 

Qui
est l’auteur ? Il ne se définit lui-même que par le lieu d’où il raconte,
le lieu d’où jaillit l’écriture, un lieu central. A la manière des rayons d’une
roue, toutes les écritures et toutes les histoires, passées et à venir, s’y
rejoignent et y dévoilent cette communauté d’âme qui rend l’amour
possible ; par-delà les mensonges et les vérités, par-delà les
dissemblances les plus irréductibles et les trajectoires les plus torturées !

 




Avec le recul du temps, ce village de
forêt m’apparaît – malgré les apparences – comme un îlot d’extrême civilisation, enchâssé
dans un monde sauvage dont il est l’indéniable continuitémais dont il veut se distinguer en même
temps à force de rites. « La terre entière est faite des corps des anciens » m’expliquait Jason.
Il continuait : « Le coeur de la forêt, l’endroit le plus sauvage, peuplé seulement d’ arbres, de
cours d’eau, de mousses et de fougères, est d’autant plus sacré qu’il est pétri de leur
chair. C’est pour cela que ce sont les vieux qui intercèdent. Ils sont déjà en partie de l’autre côté,
ils ont un pied dans la pirogue. J’avais déjà buté sur l’aspect physique de ces vieux et Jason
venait de mettre des mots sur une vision qui était en train de mûrir en moi. Je pus alors libérer
mon obturateur sur ces jambes torturées comme de vieux troncs, ces mains noueuses comme
des racines, ces peaux tavelées comme des écorces, ces apparences anonymes comme les
bosses de la terre, surmontées par des yeux pénétrants qui scrutent directement le fond des
âmes. Le respect des hommes et de la terre était une seule et même chose ; voilà une photo à faire
! La terre était servie par un amour filial et religieux ; encore une photo ! Sacrée et pétrie de
pouvoirs, la terre ne pouvait appartenir à personne en particulier ; une autre photo. Le plus
vieux, quel que soit son degré de gâtisme, était celui qui détenait un pouvoir redouté et
respecté, de par sa promiscuité avec l’autre monde. Mon appareil ne cessait de crépiter. D’un
côté les jeunes se comportaient de façon à ce que les vieux ne profèrent pas de malédiction,
même par inadvertance, et les vieux à leur tour faisaient en sorte que des jeunes,
excédés et maladroits, ne les poussent à des paroles excessives… Cette règle simple et
spontanée gérait l’ensemble de leur relation. En bien ou en mal, la parole devient, avec l’âge,
lourde et tranchante, lourde de menace comme la forêt sauvage toute proche. Une dernière
photo : une hache appuyée contre un vieil arbre.

La terre est donc le corps des aïeux sur
lequel la descendance marche, cultive, dort, se reproduit et meurt. Elle ne se limite
pas à la terre visible faite d’argile, de sable ou de pierres. C’est une terre imbibée par une âme
sauvage qui inspire et protège le palissandre et le baobab, le lémurien, le boa et les hommes.
Comme ma mère, Jason est devenu ancêtre. Il est retourné à la terre, cette terre qu’il aimait
contempler le soir comme on se blottit contre ses parents le soir au coin du feu. Son corps de terre
est tout autour de moi tandis que son corps de vent continue de me parler dans tous les
creux et dans les arbres. Je me sens forte, protégée et
éternelle.

Une vie
métisse – chapitre 4 – p. 155, 156, 157.

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